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Paul Klimpel: L’avenir du patrimoine culturel de l’Europe

Paul Klimpel:  L’avenir du patrimoine culturel de l’Europe

CULTURE – L’Europe est riche d’un patrimoine culturel varié. Ce patrimoine représente les fondements de notre maison commune. Il est également important pour la place de l’Europe dans le monde, et crucial pour sa réputation.

Cependant, le patrimoine culturel européen est mis en péril par la confusion qui règne en matière de droits d’auteur. Sans réformes, la culture de l’Europe, dans un monde numérique, se fera distancer.

Pour les institutions publiques qui préservent notre patrimoine culturel, comme les musées, les archives ou les bibliothèques, il est très difficile, voire souvent impossible, d’offrir un accès numérique à leurs collections, du moins dans le respect de la loi. Il en va de même pour les nouvelles exploitations commerciales du patrimoine culturel. La raison en est simple: pour exploiter une œuvre du patrimoine culturel, il faut clarifier son statut au regard du droit d’auteur. Pour une œuvre ancienne, c’est une tâche très difficile. C’est fastidieux et coûteux. Et très souvent tout simplement impossible. Les coûts de transaction liés à la vérification et à l’obtention des droits d’auteur sont souvent si élevés que le coût des licences parait négligeable en comparaison.

Pour des œuvres anciennes, il est souvent malaisé de savoir qui détient quels droits, à plus forte raison s’agissant des droits liés aux usages numériques. Prenons l’exemple d’un vieux film, un film muet, comme le célèbre Metropolis. Si l’on veut par exemple diffuser ce film en flux continu sur l’internet, il est presque impossible d’obtenir les droits nécessaires.

Chaque utilisation d’une œuvre protégée par le droit d’auteur doit être accompagnée d’une suite complète de cessions des droits, allant du créateur à l’utilisateur. Mais ces transferts sont chose compliquée: les droits d’auteur peuvent être cédés pour un seul acte ou une seule utilisation, ou de façon générale pour toutes les utilisations. Dans les deux cas, ils peuvent être cédés à titre exclusif ou non exclusif, pour une durée limitée ou illimitée.

Pour certaines utilisations, ils ne peuvent pas être transférés. Certains systèmes juridiques ne permettaient pas le transfert des droits pour les formes d’utilisation futures. Or, les usages numériques entrent souvent dans cette catégorie.

Mais revenons à l’exemple du vieux film. Ses différents créateurs, comme le réalisateur, le caméraman ou le monteur, acquièrent leurs propres droits d’auteur. Le producteur s’efforce de réunir tous ces droits. Si l’on souhaite aujourd’hui utiliser un film ancien, il faut vérifier quels droits ont été cédés par les créateurs au producteur du film, et si le producteur a revendu ces droits ultérieurement en termes réels. Plus longue est la suite de transactions juridiques, plus grand est le risque que certains droits n’aient pas été totalement transférés. En matière de droits d’auteur, l’acquisition de bonne foi n’existe pas. Tous les contrats doivent être analysés avec soin et en détail. Il s’agit aussi bien des contrats entre les créateurs et le producteur du film que des contrats ultérieurs relatifs à toutes les formes de transactions relevant du droit d’auteur et d’octroi de licences sur le film. Il est extrêmement fréquent que d’anciens contrats soient perdus, de sorte que les droits ne peuvent pas être vérifiés et obtenus de façon fiable. Et même si les contrats existent encore, ils ne contiennent pas de clauses sur les utilisations qui n’existaient pas dans les années 1920, comme la diffusion par l’internet.

L’obtention des droits est donc souvent tout simplement impossible.

La situation juridique est différente aux États-Unis, pays à l’industrie cinématographique renommée. Le principe de l’œuvre réalisée contre rémunération y fait que les droits sont groupés de façon claire par le producteur du film, en ce compris les droits pour des utilisations inconnues au moment de la production. Les États-Unis disposaient en outre d’un système d’enregistrement obligatoire du droit d’auteur avant leur adhésion à la convention de Berne en 1989. En raison de cette exigence d’enregistrement, on peut généralement déterminer très clairement qui détient les droits d’auteur sur les œuvres anciennes. Si l’American Motion Picture Association of America fait aujourd’hui pression contre la réforme du droit d’auteur en Europe, elle défend aussi de la sorte la domination américaine en empêchant le patrimoine cinématographique européen de sortir de l’invisibilité dans laquelle il se trouve plongé à l’ère numérique en raison de la confusion qui entoure les questions de droits d’auteur.

Les archives, les musées et les bibliothèques souffrent particulièrement de l’insécurité juridique en ce qui concerne les œuvres anciennes, mais l’industrie du contenu est aussi touchée. La vérification et l’obtention des droits sont synonymes de coûts de transaction élevés, qui ne rapportent rien aux créateurs.

Vu cette situation juridique, soit – et c’est la règle générale en Europe – les contenus anciens ne sont pas utilisés à l’ère numérique, soit la loi est ignorée. La gestion des risques remplace les procédures d’obtention des droits, en particulier pour les sociétés commerciales. Les modèles commerciaux appliqués pour les contenus anciens n’ont généralement pas de base juridique solide. Ils sont plutôt basés sur des présomptions et sur la fraude.

Une réforme des droits d’auteur concernant le patrimoine culturel ne reviendrait pas à exproprier les titulaires de droits: il s’agirait de mettre fin à une situation où la fraude, les présomptions et les « droits d’auteur fictifs » prévalent.

Dans aucun des cas connus, la numérisation de masse d’un patrimoine culturel à grande échelle n’a choisi de procéder à une évaluation juridique au cas par cas pour chaque élément de ce patrimoine. Aux États-Unis, la numérisation de masse, notamment le projet Google Books ou encore la constitution de l’Internet Archive, est basée sur l’usage loyal (« fair use »). Le projet de numérisation de la bibliothèque nationale de Norvège se fonde sur un accord national avec les titulaires de droits, dans le contexte d’une tradition de licences collectives étendues.

Dans un rapport sur les œuvres orphelines et la numérisation de masse publié en juin 2015, l’Office américain des droits d’auteur souligne qu’il est difficile de gérer la numérisation de masse sur la base de l’obtention individuelle des droits, et préconise d’agir sur le plan législatif. En Europe, la situation juridique est encore pire. La mise en valeur de notre patrimoine culturel ne sera possible que grâce à des réformes permettant d’éviter l’évaluation juridique et les coûts de transaction élevés.

Il est temps à présent de décider: l’Union européenne trouvera-t-elle un moyen de sortir de la confusion dans laquelle baigne son système de droits d’auteur, ou laissera-t-elle son patrimoine culturel s’évanouir progressivement dans le monde numérique?